Cette poésie brute, mainte fois occultée dans l’engouement commercial qui entoure aujourd'hui le graffiti, est pourtant à mes yeux l’essence de cette discipline.
J’ai donc tenté à travers cet entretien de retracer avec Fuzi et Maximage la genèse de cet ouvrage singulier paru aux éditions Patrick Frey.
Depuis combien de temps as-tu entrepris ce travail d’archivage? Est-il inhérent à ta démarche depuis le début?
Il s’inscrivait dans mon quotidien de «graffeur». Depuis le début. Le graffiti m’a amené à la photo. J’ai ressenti très tôt la nécessité d’immortaliser ces moments, ces lieux et ces œuvres pour témoigner de cette époque.
Étonnamment l’écriture a tendance à rebuter les graffeurs, tu sembles pour ta part, prendre du plaisir dans cette forme d’expression. As-tu toujours écrit ou est-ce quelque chose de récent?
J’ai toujours beaucoup lu. Ecrire devenant d autant plus dur . Coucher sur le papier mon ressenti et que les gens l’ayant vécu et partagé avec moi soient touchés, fut la reconnaissance ultime de mon travail d’écriture.

Le fait d’avoir ouvert un blog a-t-il fait évoluer ta démarche? Si oui, dans quel sens? A-t-il initié ton souhait de faire un livre?
Le blog fut une étape; un choix: Sortir de la gloire clandestine du graffiti et me mettre en avant en tant qu’artiste dans un sens plus large. Le livre n’entre pas dans cette optique. Ma Ligne est un témoignage artistique sur 15 ans de mon quotidien. Je devais le faire pour en retirer l’essence poétique.
Tu travailles souvent avec des Suisses: y a-t-il une raison? As-tu une sensibilité particulière pour le design graphique et la typo made in Switzerland?
Je ne connaissais même pas jusqu’à l’existence du mot design graphique avant de côtoyer Maximage. J’ai appris et assimilé ces notions rapidement. Car ce projet je l’avais muri depuis plus de dix ans. Il fallait les bonnes personnes pour le mener à bien. Chaque décision a été prise en commun à chaque étape de la création du livre. Le résultat n’a souffert d’aucune contrainte. J’en tire une vrai fierté et une reconnaissance pour les gens qui ont travaillé à ce projet.

Comment avez-vous connu Fuzi? Et pourquoi avez-vous choisi de travailler avec lui? (pour Maximage)
Maximage > Ce projet est issu d’un album photo de Fuzi regroupant ces clichés et d’autres. Il nous l’a montré. L’objet était riche autant sur le fond que sur la forme et valait la peine d’être publié, ce que Fuzi avait déjà en tête.
De quelle manière avez vous atterri aux éditions Patrick Frey? Le livre est de facture assez luxueuse (sa fabrication comme son prix). Était-ce une volonté de viser l’ouvrage d’art? Le choix des photos, les textes semblent d’ailleurs plaider dans ce sens? Quelles réflexions ont précédé la création de l’ouvrage? (pour Maximage)
Maximage > Les décisions du design de ce livre sont en grande partie issues de l’objet original, qui a été «traduit» en livre. Notre volonté commune était de mettre au mieux les images en valeur, par le design et la qualité d’impression, mais aussi de leur permettre d’exister hors du contexte limité du mouvement graffiti, permettant ainsi un regard plus riche et libre de préjugés sur leur contenu. Cette approche nous a permis de travailler avec l’éditeur Patrick Frey.
Le caractère typographique a-t-il été spécialement développé pour Fuzi? Va-t-il perdurer dans sa communication et ses publications? (pour Maximage)
Maximage > Il a été développé pour ce projet en particulier. Certains éléments sont inspirés de caractères que l’on retrouve à l’intérieur des wagons. Nous ne connaissons pas encore l’avenir de ce caractère.
Il y a quelque chose de profondément romantique (au sens littéral du terme) dans ton travail, non?
Le book de photos dont ce livre est la transcription dans le fond comme dans la forme, a une vrai fonction d’archivage, froide et neutre dans la présentation (celle d’un book de photos classique que l’on peut retrouver dans chaque famille). Mais il représente aussi l’essence poétique de ma jeunesse . J’ai joué depuis le début sur le coté froid et commun de la présentation et son contenu artistique. Le lecteur est face à un bilan neutre, sans fioriture, ni explication. – limite juridique, policier – auquel il est habitué pour traiter ce genre de sujet. Il est face à ses émotions, ses valeurs et jugements. Le ressenti personnel est alors non biaisé et la notion communément admise du beau, mais aussi du bien et du mal est sans cesse remise en cause par la beauté esthétique du contenu: une banquette lacérée, un mégot de joint noyé de crachats dans la lueur jaune des néons crasseux, une vitre brisée, le vandalisme ne traduit plus le malaise supposé de ces auteurs, ni l’acte puni répréhensible mais une démarche consciente, primitive et profondément artistique. Le livre est une ode à la destruction Une célébration de l’esthétisme du vandalisme autant qu’un témoignage poétique d’un mode de vie.
Le rapport charnel presque sadomasochiste que tu entretiens avec les trains est-il l’unique avatar du graffiti? Ou est-ce une chose qui s'exprimait avant et en dehors de cette pratique? (Il n’est pas rare de croiser dans ce milieu des gens qui mènent des vies schizophréniques)
Ce rapport «charnel» est celui d’un passionné, il est lié aux trains car j’évoluais en banlieue à cette époque-là. J’aurais habité à la mer je t’aurais parlé de la beauté des mouettes peut-être. Il est certain que quand tu casses, tu lacères, tu marques ton nom avec une Baranne et que l’encre te coule sur les doigts, que tu passes ton corps par la fenêtre du train pour poser ton nom plus haut, le rapport physique aux éléments est omniprésent. De plus tout ce temps passé dans les trains crée un lien affectif avec le lieu. «C’était Ma Ligne» est la première phrase du livre mais aussi son titre. Ma Ligne, ce n’est pas un hasard. L’appropriation, la domination physique, mentale est au cœur de mes propos. Il y a toujours cette ambivalence entre la violence et l’amour / la beauté et la destruction. C’est cette connaissance, cet amour et cette démarche consciente de destruction qui fait l'intérêt et le fond de ces photos.
Quel regard portes-tu sur la ville?
Romantique, j’imagine. D’autant plus que j’en connais l'extrême réalisme tragique. On est en plein dans l’ambivalence dont je parle dans mon livre.
«L'ignorant style», tire-t-il son inspiration de l'art brut? Comment as tu été amené à pratiquer un trait que l'on pourrait qualifier de naïf? Graffiti scandinave?
Non il tire son inspiration du «faire autrement», comme tu veux, sans règles, écoles, ni pressions, si ce n’est celle de marquer un nom de façon illégale. Tout en gardant de grosses références assumées aux premières heures du graffiti new yorkais, tout ça fait à la sauce banlieusarde. C’était un état d’esprit lié à notre façon de vivre, anti-tout . Rien à voir avec l’art brut, dont je ne connaissais pas l’existence, ni du graffiti scandinave dont je n’avais vu à l époque que très peu et qui esthétiquement ne me parlait pas du tout. Après que ce soit, naïf peut-être, car on a su garder ce coté enfantin qui donne en partie une âme au truc, plutôt instinctif, mais techniquement nous ne l’étions pas pour la plupart, nous testions quelque chose de nouveau car nous ne tenions pas compte de l’avis ni du regard des autres que nous méprisions pour la plupart. Nous étions des meneurs, nous inventions. Les autres critiquaient et préféraient ne voir en nous que des cailleras. À l’heure du bilan, nous avons créé un style qui a dépassé de bien loin les frontières, qui parmi eux peut se vanter de ça?
Le groupe semble avoir une part importante dans ton processus de création? Au sein d'UV y avait-il émulation de groupe?
Le groupe était tout. J’ai longtemps fait que marquer le nom du groupe. Mettant de coté l’individualité forte de chacun et l’essence du graffiti (marquer son nom) au profit d’une représentation collective et du plaisir d’écrire (à l’instar des faux blazes). La solidarité, la fougue, la folie et l’émulation du groupe ont bien sûr pris une part importante dans ma création. Encore aujourd’hui. Et quand je parle du passé, j’utilise souvent le «nous». Cela représente beaucoup de bonnes choses, quelques mauvaises aussi; le groupe(et les individualités qui le constituent), est intrinsèquement lié à ce que je suis aujourd’hui, artistiquement comme humainement. Après, rentre en jeu la personnalité, l’égo qui fait que des têtes dépassent de la meute. Quand tu crées, tu es un individu, la notion de groupe s’atténue face à ton train ou ta toile; tu te retrouves avec ton individualité créatrice et ce que tu donnes est le fruit de ce que tu as vécu, de ce que tu es, mais de manière personnelle.
Quel regard portes-tu sur la scène graffiti actuelle?
Y en a plus, de plus gros, plus haut, c est bien. J’imagine un futur proche ou chaque personne aura été confrontée une fois dans sa vie a la nécessité de faire un tag illégalement. Pour s’affirmer à l'instar de l’alcool etc. Un passage obligé pour atteindre l'âge adulte .Une pratique rituelle rentrée totalement dans les mœurs. Si t’as jamais fait de graffiti mon fils, t’es pas un homme.
Pour finir, as-tu des nouveaux projets? (tags roms?)
Énormément de projets, liés à mes différentes activités, tattoo, peinture, photos, etc. Le projet auquel tu fais référence est lié à l’habitat des gitans catalans. Plus précisément à ceux de Perpignan. J’ai passé énormément de temps dans leurs quartiers afin de témoigner de pratiques d’écriture. Des listes de noms d’enfants (filles/garçons) apposées partout et avec tout moyen sur les murs. Je n’avais jamais était confronté à ce type d expression. Les enfants ont 11, 12, 13 ans, ils vivent le soir et s’approprient le quartier, pas comme un acte de dégradation mais comme un jeu, sous le regard bienveillant des parents. J’ai découvert une autre culture, avec d’autres règles et d’autres valeurs. Mais j’ai aussi retrouvé un esthétisme proche de celui que je traite dans Ma ligne. Ces façades, sales, remplies d’inscriptions, de taches, recèlent une beauté profonde dont je témoignerai prochainement dans un ouvrage.
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Merci à Fuzi & Maximage
MA LIGNE
FUZI UVTPK
Photographs and texts
Hardcover / 134 pages
16.5 x 23 cm
Edition Patrick FREY
2011
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