Graffiti taxonomy : Paris, 2009.
«Je voudrais remercier les writers à Paris, dont j'ai photographié le travail entre le 24 et le 28 avril 2009.»
Voici la mention qui accompagne l'œuvre dʼEvan Roth, exposée sur la façade matérielle (comme sur celle "en ligne") de la fondation Cartier, dans le cadre de lʼexposition « Né dans la rue - Graffiti ».
Taxonomie : Classification d'éléments; suite d'éléments formant des listes qui concernent un domaine, une science.
Les «éléments», ici, sont des détourages informatiques de tags, à partir des photographies que l'artiste s'est empressé de prendre dans les rues de Paris. L'intervalle de temps consacré aux photos donne le ton : on shoote tout et n'importe quoi, on mitraille, à quoi bon prendre le temps d'éduquer son oeil, l'important étant d'accumuler une copieuse banque de données. Avant même de se pencher sur le travail, on flaire la précipitation, la pirouette de dernière minute, l'habileté de l'artiste à vendre un travail qu'il ne maîtrise pas, sur un domaine qu'il ne connaît pas, à des gens qui n'y connaissent rien non plus. Par contre, des deux bords, on s'entends bien à magnifier du vide dans un packaging alléchant.
Le détourage est en lui-même un crime, pour un travail se rapportant au graffiti ou à n'importe quelle forme d'action in situ : abolition, négation du contexte. Toute la substance d'un tag réside dans l'articulation trace/support, il s'agit là d'une évidence qui n'a plus lieu d'être exposée. Un tag transposé sur un fond neutre, ce n'est plus un tag. Sa spécificité tient à son existence dans un contexte urbain, que seul un oeil photographique averti peut aspirer à transmettre (cf. John Naar par exemple). L'insurmontable paradoxe d'un travail basé sur le détourage de tags, condamne l'œuvre d'entrée de jeu, à mon sens, au statut de trémoussement vain.
On me rétorquera : "C'est bien là l'angle d'attaque de l'artiste, s'intéresser à la graphie pure, à l'inventivité des writers en termes de déclinaison de glyphes, à laquelle il rend hommage."
On touche au cœur du problème : si cette œuvre bénéficie d'un telle mise en valeur (seule visible dans son intégralité depuis la rue, et déclinée en formule «interactive» sur la page d'ouverture du site de la fondation), c'est qu'elle résume la posture du commissariat d'exposition - elle la caresse dans le sens du poil. A savoir celle de porter sur les productions du graffiti un regard exclusivement esthetico-formel : celles-ci gagnent alors à être transposées dans le cube blanc ou sur un fond neutre, qui permet dʼen savourer les subtilités, en les libérant du grésillement parasite de la rue. La fondation Cartier se pose alors à la fois comme garant de la valeur artistique de l'œuvre («Nous sommes une institution artistique reconnue, donc ce que nous exposons relève de l'art - croyez-nous.») et comme éducateur du regard («Vous qui êtes trop ignorants pour remarquer ce qui est tous les jours sous vos yeux, regardez comme ils sont beaux les barbouillages, maintenant qu'on vous les plaque contre une vitre, bien alignés !»). Cette condescendance, à s'émerveiller des jolies formes ou des jolies couleurs nées dans la rue, produites par de simples sauvageons, semble être transversale à toute institution artistique qui décide de se frotter au graffiti. Frissons bon marché et gros retours sur investissement.
Mais la farce ne s'arrête pas là. Prétendre au terme de taxonomie ? Alors que le seul lien entre les "éléments" classifiés est leur présence casuelle sous l'objectif d'un amateur candide et ignare ? Se côtoient donc, dans cette classification périodique des gribouillis parisiens, les tags d'un néophyte à la main encore tremblante, d'un old-timer au geste précis, ou d'un writer new-yorkais de passage. "Tiens, sur ce tag, j'aime bien le O, je vais l'isoler et le comparer à d'autres O..." En vertu de quoi ? Les voies de l'artiste sont impénétrables, et de toute façon l'oeuvre se destine à des badauds bien disposés, auxquels on propose une mise à jour du lèche-vitrine... On pallie cette demi-science cagneuse par une mise en pli léchée et clinquante.
Je me trouve être l'auteur d'un des tags détourés : si je m'attendais aux aigreurs d'estomac en allant visiter cette exposition, je nʼaurais pas soupçonné dʼen être outré avant même de franchir ses portes. Retrouver mon tag, vecteur essentiel de toute mon expérience dans le graffiti, aussi minablement souillé dans cette tartuferie complaisante, c'en était trop pour que je passe cet épisode sous silence.
C'est vrai, légalement, je n'ai aucun droit d'auteur sur une production par nature illégale, dans le territoire visuel collectif, donc à portée de tout appareil photographique. Mais si les writers n'ont cure du droit institué, ils ont pour autant leur droit, dont les règles sont à la fois fixées et faites respectées par le rapport de forces physiques, primaire et sauvage. "Quia nominor leo", "parce que je m'appelle lion", écrivait Phèdre. Cʼest somme toute, en vertu du même principe, de la même absence de principe, que découle le travail exposé sur la façade de la fondation Cartier. C'est donc en toute concordance avec la démarche de l'artiste, s'arrogeant le droit d'utiliser comme bon lui semble ma production, de la dénaturer et dʼen tirer bénéfice, que je m'arrogerai, à l'occasion, le droit de lui enfoncer mon poing dans la gueule. Bienvenu dans le joyeux monde du graffiti.
F.C.S.
Le travaille dont il est question est celui d'Evan Roth intitulé Graffiti Taxonomy dont voici la présentation vidéo.
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